
ENTRETIEN AVEC • JÉRÉMIE WAINSTAIN, HEAD OF SCIENCE CHEZ CARBON MAPS*. « Piloter son bilan carbone et le cycle de vie de ses produits est un outil de gestion pour l’entreprise »

Bilan carbone, tonnes équivalent CO2, analyse de cycle de vie des produits : la comptabilité environnementale est une discipline jeune aux principes mal connus. Règles, acteurs, bénéfices mais aussi faiblesses, Jérémie Wainstain de Carbon Maps nous éclaire sur cette autre comptabilité avec laquelle les entreprises devront se familiariser. (Article à retrouver dans le numéro de Zepros Distributeurs RHD 22 consultable et téléchargeable à partir de ce lien)
◗ De quand date la comptabilité environnementale ?
La discipline s’est professionnalisée il y a une dizaine d’années. En 2015 au moment des accords de Paris sur le climat, l’intention était de limiter la hausse de la température sur Terre à 1,5 voire 2 °C en 2100. Aujourd’hui, on est sur une trajectoire qui nous conduira entre 2° et 4 °C. Mais cela a eu le mérite d’imposer les premières mesures d’émissions de CO2, car ce qu’on ne compte pas n’existe pas ! Et, de là, les premières actions. Certains produits d’importation, je pense à l’acier, en particulier, ont commencé à être taxés aux frontières sur la base de leurs émissions.
◗ Que mesure-t-on au juste ?
Deux choses : les émissions de gaz à effet de serre à l’échelle de l’entreprise, c’est le bilan carbone, et l’impact des produits d’une entreprise sur l’environnement, c’est l’analyse du cycle de vie. Pour se référer à la comptabilité financière, je dirais que le bilan carbone est le pendant du compte de résultat qui mesure les performances d’une année à l’autre ; on sait si l’entreprise va ou non dans la bonne direction. L’analyse de cycle de vie, quant à elle, est la jumelle de la comptabilité analytique utile aux opérationnels. Elle permet de savoir, produit par produit, étape par étape (production agricole, transport, transformation, distribution et usage par le consommateur final jusqu’à un éventuel recyclage), et site par site, quels sont les impacts et où on peut aller chercher des progrès. Mais au lieu de compter des euros, on compte des impacts ! Le plus souvent, les entreprises s’initient avec le bilan carbone avant de poursuivre avec les analyses de cycle de vie afin d’identifier leurs leviers d’action. La comptabilité environnementale mesure aussi l’impact de l’environnement sur l’entreprise. Et notamment les effets du changement climatique sur les résultats financiers. C’est ce que l’on appelle la « double matérialité », un concept défendu par l’Europe.
◗ On est perplexe quand on lit qu’une entreprise économise tant de tonnes de CO2 en plantant des arbres pour compenser ses émissions… Quelles sont les règles de calcul ?
La comptabilité environnementale est plus compliquée que la comptabilité financière, car l’entreprise ne possède pas toutes les données nécessaires au calcul de l’impact de son activité. Si le distributeur sait combien ses camions consomment de carburant pour effectuer leurs tournées, si une usine agroalimentaire sait combien d’électricité et d’eau elle utilise et quelle quantité de matières premières elle transforme, elle sera bien en peine de quantifier l’impact environnemental de la tonne de cacao qu’elle achète en Côte d’Ivoire issue d’une parcelle déforestée il y a dix ans et qu’elle fait venir par bateau… Les informations fournies par l’entreprise sont précises, on les appelle « données primaires ». Pour les autres impacts, on est obligé d’émettre des hypothèses raisonnables sur la base de moyennes. C’est ce que l’on nomme les « données secondaires ». Elles sont moins précises mais ce n’est pas pour autant l’anarchie ! Comme la comptabilité financière, la comptabilité environnementale s’appuie sur des standards : la norme ISO 14040, le Gold Standard, le Pact Conformant, le Greenhouse Gas Protocol ou le standard Product Environmental Footprint (Pef) développé par la Commission européenne. Le Greenhouse Gas Protocol et Pef définissent des règles de calcul pour évaluer l’impact des produits d’une entreprise. Le Pef a standardisé l’empreinte environnementale des produits à partir de 16 indicateurs : émissions carbone, quantité d’eau et surface de terres utilisées incluant l’impact de la déforestation… Par exemple, ces standards définissent que, si on déforeste pour planter du cacao, l’opération devra s’amortir dans les comptes pendant vingt ans. Et surtout, la règle sera la même pour tout le monde. J’ajoute que ces règles comptables ne sont pas définies au hasard ! Elles s’appuient sur des valeurs moyennes de référence inscrites dans des bases de données de facteurs d’émission carbone. Ces bases de données reposent, quant à elles, sur les travaux de scientifiques comme ceux du Giec ou d’autres laboratoires universitaires. Il existe plusieurs bases de données au niveau international, payantes ou en open data. En France, Agribalyse, produite par l’Ademe, est en accès libre.
◗ Quel intérêt les entreprises ont-elles à effectuer ces mesures ?
D’abord, cela devient une obligation réglementaire. Les entreprises de plus de 500 salariés sont tenues de publier leur bilan carbone tous les quatre ans. Au niveau des produits, cela avance aussi. Après le scoring nutritionnel, on devrait bientôt voir arriver le scoring environnemental des produits. Les entreprises y trouvent aussi plusieurs bénéfices. Connaître son bilan carbone et avoir une vision chiffrée du cycle de vie de ses produits est un outil de gestion pour l’en- treprise, le moyen de rendre ses produits plus vertueux, ce qui est un argument commercial. Grâce aux analyses de cycle de vie, on peut aussi dégager des économies, en produisant et en distribuant à des coûts moindres. De plus en plus de clients, je pense aux centrales d’achats de la grande distribution, commencent aussi à l’exiger de leurs fournisseurs ; elles mesurent l’empreinte carbone de leurs produits. C’est aussi un outil de motivation et de recrutement pour les jeunes salariés très sensibles à ces questions. Enfin, les banques, notamment en Italie, attribuent des prêts bonifiés aux entreprises qui ont mis en place une comptabilité environnementale.
◗ Dans l’agroalimentaire, des clients ont-ils déjà fait appel à vos services ?
Nous avons effectué l’analyse de cycle de vie de plus de 1 million de produits. Nous utilisons plus de 34 000 facteurs d’émission provenant de bases de données variées… Des entreprises et leurs marques, aux différents niveaux de la chaîne agroalimentaire, nous ont fait confiance : Andros, Big Mamma, Candia, E.Leclerc, Herta, Potel & Chabot, Sodexo, Sodiaal, Thiriet, pour n’en citer que quelques-uns.
◗ Qui a la main sur la comptabilité environnementale dans les entreprises ?
Aujourd’hui, c’est surtout l’affaire des services de R&D souvent rattachés à la direction générale. En démocratisant et en simplifiant les opérations, grâce à des outils comme les nôtres qui construisent des tableaux de bord et des scores synthétiques, l’objectif est de diffuser largement la discipline dans les sociétés, car la comptabilité environnementale doit servir à tous les services : aux achats pour sélectionner leurs fournisseurs, à la production ou à la logistique pour optimiser leurs opérations, ou au marketing afin d’offrir de la valeur ajoutée aux produits. J’ai la conviction qu’à terme les services comptabilité, qui effectuent déjà la comptabilité financière, récupéreront la comptabilité environnementale, car c’est un instrument du contrôle de gestion aussi nécessaire au pilotage de l’entreprise.
*Carbon Maps est un éditeur de solutions de mesure de l’impact environnemental des produits et de l’activité d’une entreprise, dédié à l’agroalimentaire.

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