Le rebond de la tradition
Voilà de bien vieilles dames qui envahissent Instagram. Saucisse purée, œuf mayo, soupe à l’oignon, lièvre à la royale et autres poireaux vinaigrette, autant de recettes « tradi » dont la cote ne cesse de grimper auprès des clients. Et pour cause, une vague de restaurateurs dynamiques dépoussière avec succès brasseries, bistrots, bouillons ou encore buffets. Sans oublier au passage de les ancrer dans leur époque.
C’est un des mouvements majeurs qui traverseront 2022, selon une étude publiée en janvier par TheFork et NellyRodi : le retour aux sources et la redécouverte de produits anciens. S’il a profité de la crise, le phénomène n’est pas nouveau et n’a pas échappé aux grands opérateurs de la restauration hors domicile qui surfent sur la vague.
Porte-étendard de cette tendance : le bouillon. Revisité par Pierre et Guillaume Moussié (Chez Jeannette, Brasserie Barbès) avec leur Bouillon Pigalle, ouvert en 2018 et suivi de Bouillon République, mais aussi par le Groupe Joulie qui a repris et relancé l’historique Bouillon Chartier avant de le dupliquer à Montparnasse ou le groupe alsacien Trasco à la tête du Bouillon Julien, ce format basé sur de gros volumes et de petits prix qui était tombé en désuétude, aiguise aujourd’hui tous les appétits. Et la brasserie n’est pas en reste comme le prouve la politique offensive du groupe Bertrand Restauration qui a donné un nouveau souffle à des institutions parisiennes parfois déclinantes comme le Grand Café Capucines, La Coupole ou La Lorraine.
« Nous avons une société qui regarde dans le rétroviseur. Quand la situation sociale est inquiétante, on se dit qu’hier était forcément mieux que ne le sera demain. Les clients ne cherchent pas la créativité mais ont envie de manger ce dont ils se souviennent », analyse Rémy Lucas, directeur associé chez Cate Marketing. Malgré son terreau passéiste, la tradition inspire aussi de jeunes entrepreneurs à l’image des dynamiques groupes Nouvelle Garde (brasseries Dubillot et Bellanger à Paris) ou des Brasseries à la Mode (Brasserie Rosie et des ouvertures à venir) qui égrènent un répertoire classique assumé, huîtres gratinées ou pithiviers de pigeon. Le tout avec produits frais, circuits courts et fait maison.
Grands classiques et enjeux d’aujourd’hui
La Brasserie Rosie intègre ainsi dans sa brigade ses propres charcutier et pâtissier. Même attention au sourcing et au terroir chez Nouvelle Garde qui a notamment créé un poste dédié à la recherche de nouveaux fournisseurs. « Nous n’avons pas la prétention de révolutionner quoi que ce soit. Nous proposons de la bonne cuisine traditionnelle mais avec un prix juste, du fait-maison et de la transparence sur l’origine de nos produits. Nous essayons de rajeunir un peu tout cela », explique Charles Perez, cofondateur du groupe Nouvelle Garde.
Une prise en compte des problématiques et demandes actuelles, y compris celle d’une offre végétarienne qui n’a pas toujours rimé avec Escoffier. La décoration n'est pas en reste, avec gamelles en cuivre, vaisselle ancienne dépareillée et banquettes rouges, ou au niveau du service avec guéridons, découpe ou flambage devant le client. « On observe aussi un retour aux produits nobles comme la truffe, le pigeon, le caviar avec des appellations. Nous allons avoir du Rossini, des potages Du Barry, du lièvre à La Royale… On va ainsi assembler des briques du répertoire classique comme si on s’habillait dans une friperie. Les restaurateurs font leur propre mélange pour se donner un style », résume Rémy Lucas.
CHIFFRES
1,90 € l’œuf mayonnaise aux Bouillons république et Pigalle, à Paris.
111 variétés de fromages sur 30 mètres linéaires aux Grands Buffets, à Narbonne.
Plus de 1 500 couverts par jour peuvent être servis dans des bouillons parisiens type Pigalle ou Chartier.
1854 : date de création du premier bouillon par Baptiste-Antoine Duval, boucher de son état.
35% de masse salariale dans de belles brasseries comme Le Grand Café Capucines, à Paris, relancé par Bertrand restauration qui y a investi plus de 1 M€ en 2019.
« Ce qui nous rend fiers, c’est d’essayer de défendre l’art de vivre à la française. Nous avons la chance d’avoir un terrain de jeu extrêmement large grâce à ce riche patrimoine culinaire »
Charles Perez cofondateur du groupe Nouvelle Garde.
La salle en scène
« Je découpe un turbot en salle en ce moment et cela fait un buzz incroyable sur les réseaux sociaux. Je n’ai pas l’impression d’avoir inventé quoi que ce soit mais la turbotière Mauviel en cuivre associée au poisson entier suscitent un réel engouement », glisse un brin étonné Denis Courtiade, le directeur du restaurant du Plaza Athénée. Ce grand professionnel qui affiche plus de vingt ans de maison n’a pas vu son poste menacé par la récente arrivée du médiatique chef Jean Imbert à la tête de l’établissement. Bien au contraire. Ce dernier, à rebours de ce que pourraient supposer son jeune âge et ses amitiés people, entend s’inscrire dans la tradition et revendique des références des plus classiques en convoquant les figures d’Auguste Escoffier, de François Vatel ou d’Antonin Carême. « Une ode enjouée à la cuisine de patrimoine, celle qui traverse les modes et les siècles tout en restant profondément moderne » et dont l’orchestration s’appuie sur la salle. « Le nouveau restaurant gastronomique a été construit autour de Jean et de moi-même. C’est du 50-50 entre la salle et la cuisine », confie Denis Courtiade.
« Que ce soit le ballet fascinant des serveurs pressés griffonnant l’addition sur la nappe ou la technicité du service au guéridon, à la cloche, du flambage ou de la découpe devant le client, il y a une vraie volonté de remettre en avant le service », confirme Rémy Lucas, directeur associé chez Cate Marketing.
Flambage, découpe et préparation
Une stratégie adoptée par les grands indépendants de la restauration à l’image du groupe lyonnais les Gastronomistes à la tête de plus de sept établissements.« Nous essayons de remettre ça au goût du jour dans nos restaurants avec du tartare préparé devant le client, de la découpe… Et on voit tout de suite l’effet Crêpe Suzette flambée en salle : on en fait une, tout le monde en commande ! », sourit Fabien Chalard, cofondateur des Gastronomistes. Coûteux en termes de temps, de personnel et de matériel, ce retour en force du service est malgré tout aussi le choix du Malouin Christophe Leclerc à la tête du Sillon et du Café de Saint-Malo : « Tout cela est chronophage, certes le volume descend mais la qualité du service fait tout de suite grimper le ticket moyen de 5 à 6 €. Et cela sans augmenter les tarifs. »
Le Céleri Rémoulade prêt à en découdre
Une nouvelle compétition pour une recette des plus traditionnelles. Le Céleri Rémoulade a désormais son concours à l’image d’autres plats emblématiques de la gastronomie française comme l’œuf mayonnaise ou le pâté croûte. Pour revaloriser ce grand classique, le chef Jean-François Mallet et le journaliste Ezéchiel Zérah ont organisé pour la première fois la Coupe du monde de céleri rémoulade le 14 mars, présidée par le chef Yannick Alléno. La compétition est ouverte uniquement aux professionnels de la cuisine. La réalisation devait être un plat froid avec le céleri rémoulade comme composant principal. Huit finalistes ont été sélectionnés et présentés par nationalité pour la finale sur la base du respect des consignes, de l’esthétisme de la photographie, de l'impact écologique de la recette et de l’équilibre entre la créativité et l'authenticité de la réalisation. C'est au final le chef japonais Sugio Yamaguchi qui a brandi pour la première fois ce trophée.
Buffets Bluffants
Populaire et généreux, le buffet aussi revient en grâce. Il suffit pour s’en assurer de jeter un œil au champion en la matière, distingué en novembre du prix du « Meilleur Restaurant de France 2022 » par le Guia Gourmand espagnol : Les Grands Buffets à Narbonne. L’établissement propose dans son menu unique servi à discrétion les plats emblématiques de la cuisine française de tradition : canard au sang, lièvre à La Royale, homard grillé ou à l’américaine, tripes mijotées, tête de veau gribiche, cassoulet, boudin aux pommes, fruits de mer, une centaine de fromages différents… Le tout dans un décor digne d’un palais qui attire plus de 350 000 personnes par an.
Dans d’autres proportions et un style plus contemporain mais avec le même souci de mise en scène, le chef Julien Duboué a ouvert en 2018 son buffet baptisé B.O.U.LO.M., à Paris (photo), où se côtoient d’imposantes terrines, des pâtés en croûte, du jambon de Bayonne entier à trancher, du chou farci ou des huîtres. Le tout à volonté pour 29 € le midi et 42 € au dîner.
Grillades minute et libre-service
Ce format très expérientiel, qui permet de mettre en avant le produit et nécessite moins de personnel en salle a également séduit le dynamique groupe niçois Paloma qui a ouvert son premier buffet baptisé Ancora à Villefranche-sur-Mer l’été dernier. Pour remporter la concession sur laquelle il se situe, le lieu avait l’obligation de proposer une formule au tarif préférentiel de 15 € pour les entreprises locales. « Pour s’adapter à cela, il nous fallait minimiser le service et le coût de personnel car nous voulions continuer à offrir la qualité de nourriture propre à nos autres établissements », détaille Baptiste Vannini, son codirigeant. Avec 90 places assises, il affiche un vaste linéaire en libre-service et trois plats du jour. À la carte également, des grillades minute cuites au charbon de bois que les clients, équipés d’un bipeur, viennent chercher. « Tous nos plats sont servis dans de belles assiettes dressées à l’avance et réalisés avec des produits frais travaillés sur place », glisse Baptiste Vannini.
La Tour d’Argent va se métamorphoser
Le samedi 30 avril, après un dernier service, La Tour d’Argent fermera ses portes pour un chantier de neuf mois. Le mythique établissement parisien entreprendra alors une rénovation historique : la plus longue et la plus complète de son existence, après celle de 1936 qui avait fait gravir le restaurant au sixième étage.
Si les détails de cette métamorphose ne sont pas encore dévoilés, l’axe est clair : inscrire cette institution dans le XXIe siècle. sans oublier de s’inspirer de la richesse de son héritage et de conserver les repères qui font sa renommée : la somptueuse cave à vins reprise par le chef sommelier Victor Gonzalez, le théâtre à canard, le service mené par le directeur de la restauration Stéphane Trapier et la cuisine de Yannick Franques, chef exécutif depuis 2020. « Cette aventure réunira les meilleurs artisans et des mises en œuvre innovantes avec Franklin Azzi comme architecte. […] Son expertise à intervenir sur des réhabilitations complexes parisiennes, son aptitude à composer avec nous un projet sur mesure et son acuité des questions de pérennité, d’environnement et de réemploi, nous ont immédiatement séduits », s’est réjoui André Terrail, troisième génération à la tête de l’établissement.
Le snacking à l’ancienne fait recette
Si elle est, par essence, plus fonctionnelle qu’expérientielle, la restauration rapide n’échappe pas non plus à cet engouement pour la tradition.
Notamment sa partie plus premium et fast casual. Des chaînes de burgers à l’image de Big Fernand ou King Marcel capitalisent avec succès sur le terroir français avec des sandwichs baptisés Pagnol ou Cerdan et déclinant viande limousine, saint-nectaire AOP, tomme au lait cru ou sauce gribiche. un retour aux sources qui ne s’applique pas qu’à la gastronomie française comme le montre le nouveau concept créé par Moïse Sfez.
Opération corned-beef
Le spécialiste du lobster roll, avec son enseigne Homer, vient de lancer Janet, rue Rambuteau à Paris. cette fois-ci point de homard, mais du corned-beef, le vrai comme à New York. « L’image que nous avons du pastrami en France est fausse. J’ai voulu redorer l’image de cette spécialité des jewish delis américains », explique le restaurateur qui entend transporter ses clients dans un authentique jewish deli des années 1950 où ils pourront déguster un corned beef sandwich réalisé avec une viande de bœuf Wagyu préparée dans une saumure d’épices, bouillie puis fumée dans les règles de l’art.