La haute pâtisserie change d'altitude
Longtemps considérée comme plus noble que la boulangerie, la pâtisserie se trouve contrainte à se rapprocher des codes adoptés par les spécialistes du pain et de la viennoiserie. Bousculés par l’inflation et les nouvelles habitudes de consommation, les orfèvres du sucré réinventent leurs codes… et s’adossent à des partenaires s’imposant comme les seules options de pérennité ou de transmission pour leurs entreprises.
Sur le terrain, les stars du sucré ont d’ores et déjà engagé un vaste chantier : celui de transformer leurs identités respectives afin de les rendre plus accessibles. Le fait n’avait rien d’évident : compte tenu de l’impressionnante trajectoire des spécialistes de la pâtisserie, ces derniers auraient pu faire le choix de capitaliser sur la seule reconnaissance du public. En 2017, la France comptait 4 393 pâtisseries « pures », c’est à dire ne proposant pas de pain (à l’inverse d’une boulangerie-pâtisserie). En seulement cinq ans, leur nombre a suivi une croissance de 41%, pour atteindre 6 191 établissements. Ce mouvement a été porté par une nouvelle génération dynamique, mais aussi par des têtes d’affiche : Pierre Hermé, Christophe Michalak, Philippe Conticini, Christophe Adam… parmi les premiers, suivis désormais de Cédric Grolet, Maxime Frédéric ou encore Yann Couvreur. Les palaces ont également mené leur révolution sucrée, ouvrant des boutiques (comme Ritz Paris le Comptoir, Butterfly Pâtisserie au Crillon, …), servis par la visibilité offerte au travers des réseaux sociaux, émissions de télévision et médias spécialisés.
Une financiarisation rapide
Derrière cette bonne santé apparente, les entreprises de pâtisserie se sont engagées dans une voie associant concentration et financiarisation, avec l’arrivée d’investisseurs extérieurs ou de partenaires industriels. Le mouvement a pris corps en 2021 avec le rachat de Ladurée par le magnat des médias Stéphane Courbit, prenant la suite de la famille Holder à la tête de cette maison emblématique. La même année, Walter Butler, à la tête d’un groupe qui gérant 8 milliards d'euros d’actifs, prend le contrôle de la Maison Pierre Hermé Paris. Un signal fort pour le marché. Avant même ces étapes, d’autres pâtissiers avaient eu recours à ce type d’accompagnement pour faire naître leur marque, à l’image de Yann Couvreur, associé à Benjamin Guedj et Jordan Zeitoun depuis 2015, ou de Christophe Adam, dont la marque L’Eclair de Génie était portée par Charles Lahmi, fondateur de la marque Lulu Castagnette, lors de sa création en 2012 (l’entreprise a depuis été revendue au Groupe Barrière).
Ce mouvement s’accélère à la faveur de la fin d’une génération de chefs, devant rechercher des opportunités de transmission, ouvrant la voie à une concentration des marques. Arnaud Lahrer, à la tête de la maison parisienne éponyme, s’est ainsi adossé à Fauchon, elle-même propriété du groupe Galapagos Gourmet (spécialisé dans la biscuiterie, avec un portefeuille intégrant des marques telles que Gavottes® et Traou Mad®). Même logique chez le Meilleur Ouvrier de France Laurent Duchêne, qui a cédé le contrôle de ses trois boutiques à la famille Dolfi, déjà à la tête de A la Mère de Famille, de la pâtisserie Stohrer ainsi que de nombreuses entreprises régionales. Les plus attachés à leur indépendance finissent par se laisser convaincre : Christophe Michalak a fait confiance à Didier Tabary, connu pour ses réussites dans le secteur des produits de beauté (Filorga puis Laboratoire SVR, notamment), afin d’accélérer son développement.
Transformer le modèle pour survivre
Les conséquences de ces mouvements sont aussi diverses que rapides : les investissements massifs en communication, l’aménagement d’outils de production centralisés ou dans l’ouverture de nouveaux points de vente s’accompagnent d’une quête d’optimisation et de maîtrise des coûts qui tranche avec l’identité artisanale passée de ces structures. Au delà des impacts humains ainsi générés, de telles structures voient le visage de leur offre évoluer, avec le risque d’engendrer une perte de qualité réelle de par les volumes de production réalisés… alors même que les prix de vente ne cessent de progresser, du fait de l’explosion du coût des matières premières et de la complexité, autant que de la lourdeur, des structures développées au fil des années. Autant de réalités qui poussent les pâtissiers à transformer leurs univers pour ouvrir les portes à une clientèle plus nombreuse, étendant leur capacité à séduire en dehors d’une clientèle touristique ou avides de tendances diffusées sur les supports digitaux. Désormais, viennoiseries et gâteaux de voyage incarnent, aux côtés d'une offre de boissons modernisée, une nouvelle dynamique au service d'une vision accessible et moderne du sucré. Christophe Michalak a inauguré fin septembre son premier Coffee-shop au coeur du Printemps Haussmann (Paris 9è). Le lieu reprend les codes de l'univers bâti par le pâtissier, connu pour son univers gourmand et régressif... à cela près que l'offre salée a été développée, tout en restant entièrement végétarienne pour coller avec les convictions du chef, et que les nombreuses places assises incitent la clientèle à consommer des boissons chaudes. Au coeur de l'offre liquide, on retrouve du café Bio fourni par la Brûlerie des Gobelins (groupe Ricardo) et des créations signatures, telles que le Chocolat chaud Paris-Brest, véritable fusion entre la pâtisserie traditionnelle française et l'univers des boissons gourmandes.
Des mouvements visibles dans les territoires
L’ambiances décontractée ainsi construite tranche nettement avec le caractère guindé des pâtisseries haut de gamme, qui correspondent assez mal aux attentes des nouvelles générations. L'enjeu est de parvenir à moderniser l'image des orfèvres du sucré, et de s'adresser directement à ce jeune public. A Lyon (Rhône), Sébastien Bouillet a ouvert à l'automne 2023 son "Café Bouillet", avec des produits reprenant les créations proposées depuis plusieurs années dans ses boutiques Goûter. Le lieu permet, pour la première fois, aux clients fidèles de cette figure du paysage sucré lyonnais de consommer sur place. Là encore, l'offre salée (salades, pizzas, tartines, sandwiches...) est au rendez-vous, de même que l'indispensable café et ses déclinaisons.
La capitales des Gaules n'est pas la seule à bénéficier de ce renouvellement de l'offre gourmande. Aurélien Trottier, à la tête de l'entreprise Artisan Passionné, a imaginé un concept bien différent de ses boutiques traditionnelles pour l'ouverture des Halles Coeur de Maine, en plein coeur d'Angers (Maine-et-Loire). Gâteaux au mètre, cookies, cakes... L'artisan a mis de côté les entremets traditionnels pour des propositions fraiches, cuites et assemblées chaque jour. Une véritable pâtisserie de marché, conviviale et vivante, qui s'adapte sans cesse aux saisons et aux inspirations de l'équipe. Dans cet environnement, les clients peuvent s'attabler en accompagnant les gourmandises des propositions liquides ou salées proposées au sein des autres stands.
Une ouverture croissante vers la boulangerie
Ces exemples témoignent du pragmatisme des chefs d'entreprise, contraints d'adapter leur mode de fonctionnement pour pérenniser leur activité. Les seules pâtisseries fines, consommées généralement en fin de semaine ou lors d'occasions spécifiques, ne suffisent pas toujours à assurer le fonctionnement des entreprises. Créer un lien avec la clientèle au travers de produits plus accessibles devient alors nécessaire. De plus, la pâtisserie fraiche, et notamment les entremets complexes, nécessite un lourd travail de préparation dans les laboratoires. Cela donne du sens au rapprochement observé entre la boulangerie et la pâtisserie : le pain et la viennoiserie deviennent progressivement des outils indispensables pour créer du flux. Les nouvelles générations de professionnels qu’incarnent Maxime Frédéric avec Pleincoeur (Paris 17è) ou Nina Métayer à La Rochelle (Charente-Maritime) viennent rejoindre des artisans ayant fait très tôt le choix d’afficher une forte cohérence entre offre sucrée et produits de panification, à l’image de Claire Damon et David Granger (des Gâteaux et du Pain, Paris 7è et 14è). La pression est d’autant plus forte que de véritables boulangeries de quartier, implantées dans des banlieues ou des territoires plus reculés, reprennent désormais à leur compte les tendances édictées par les grands chefs -devenus influenceurs sucrés-. De quoi faire changer durablement la haute pâtisserie d’altitude… tout en évitant le crash.